PÉRIGNAC : PAICHEL ET LORD WALTER BACON

LE DINDON DE LA FARCE

1
Un vautour, du haut de sa tour
regarde son jury de poulettes de basse cour
pendant que débutent en troubadours
en mots d’usages et en discours
deux avocats vêtus de leurs atours

2
Voici maître renard qui déploie sa toge de finesse
en prononçant une plaidoirie pleine de sagesse
tandis que maître singe se défend avec adresse
en imitant son confrère dans ses moindres gestes
riche en prestige et pauvre en noblesse

3
Ces bêtes s’affrontent dans l’art de la ruse
mais l’accusé nie être celui qu’on accuse
si l’un des maîtres l’accuse, l’autre l’excuse
alors que le jury s’en amuse
après tout, c’est le jeu d’injustice infuse

4
“Qui a tué la pauvre colombe ?” Demande l’avocat... ion?
“Sais pas !” Répond alors le dindon
“Avouez donc que c’est un crime de refuser sans raison
de terminer vos jours dans un chaudron
car à l’Action de Grâce doivent périr tous les DINDONS”

5
À cette remarque, loin d’être bête en apparence
que pouvait donc répondre un dindon victime de la chance?
“Est-ce pour la mort d’une colombe que je risque la potence
ou bien pour être encore en vie ?” Demande la pauvre intelligence
Le juge d’ailleurs s’empresse de l’accuser d’insolence

6
C’était un bien triste procès que celui du dindon
dindon de la farce et rescapé de la tradition
devait-il survivre au massacre de ses compagnons
engraissés pour mourir en digne libation
entre une rangée de petits pois et de gros oignons ?

7
Il fallait bien que ce dindon soit coupable de tout
car pour n’avoir rien fait, une colombe a perdu le cou
peu importe la raison qui lui valut une place au ragoût
on aime la belle colombe libre partout
et le dindon pour satisfaire nos goûts

8
Voici donc ce qui arriva ce jour-là
entre une colombe et l’accusé que voilà
à la veille de l’Action de Grâce on donna
au pauvre dindon son dernier plat
mais une colombe le vola et le mangea

9
Cette sotte cervelle mangea tant et si longtemps
qu’elle s’assoupit le soir venu... et pour peu de temps
car le bourreau trompé par la nuit, lui prit à cet instant
son petit cou et le coupa sans perdre de temps
tel fût le sort de cette blanche intruse bonnes gens

10
“Ce dindon n’a rien fait votre honneur
pour sauver cette colombe de douceur
pourquoi considérer un tel oiseau de malheur ?”
Cria le renard en pointant l’accusé en pleurs.
“Mais je suis innocent”, gémit le dindon en sueur

11
Les poules caquettent et picorent la question
Est-il coupable ou innocent ce dindon ?
Ou simplement victime d’une triste situation ?
Car après tout, la colombe a volé sa ration
et subit le sort de sa gourmande action !

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Mais le renard revient à la charge sans attendre
par la logique de son discours, le jury s’y fera prendre
“Entre-nous bonnes consciences, faut-il s’attendre
à innocenter un dindon sans d’abord comprendre
qu’une colombe est le symbole de la paix que nul ne doit prendre ?”

13
“Qu’elle soit coupable de négligence est évident
mais que nous importe son vol important
sauvons avant tout notre image pendant qu’il est encore temps
et même si ce dindon se dit innocent
il doit périr au nom de l’appétit des grands”

14
“Serait-il raisonnable d’épargner un accusé
engraissé par son maître toute une année ?
Faut-il changer les lois de sa destinée
au risque d’inciter d’autres dindons à l’imiter ?
À vous mon cher jury d’en décider

15
Son confrère indigné monte dans un arbre d’indignation
des propos aussi lâches l’incitent à la compassion
“La faim justifie les moyens dira-t-on
mais la justice doit-elle en plus donner raison
à une colombe qui n’avait d’honnête que sa réputation ?”

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“Jugerez-vous ce dindon indigne de votre clémence
malgré votre appétit de sa belle apparence ?
Ce gros dindon pourrait sur votre ordonnance
vivre une autre année de votre indulgence
afin d’être encore plus tendre le jour de sa délivrance ?”

17
Le jury se consulte et délibère
un dindon engraissé pour sa chair
doit mourir en respectant ce critère
car une loi d’usage se passe de se faire
la défenderesse des PAUVRES AFFAIRES

18
Être le dindon de la FARCE, on le sait bien
est une noble mission vous diront certains
c’est qu’ils moralisent sur l’équilibre des besoins
en se souciant peu de ceux qui ont des sorts moins sereins
comme ces dindons, nés pour satisfaire leurs faims

Il est plus facile d’accepter la triste misère
lorsqu’elle se tient loin de nos affaires...

Le chien aveugle applaudissait des pattes tandis que le fabuliste à poil blanc imitait les grands artistes de scène en saluant de gauche et à droite son public silencieux. Une voix cria aussitôt : “Venez manger mes amis ; le souper est servi.”

Le professeur Paichel présenta un plat de saucisses à son cocker et un grand bol de lait. Puis, il déposa ensuite l’assiette de Walter sur le plancher. Le chien lui dit d’une voix indignée :

- Mais pour qui me prenez-vous professeur ? Je veux manger mon filet mignon à la table tout comme vous. Que diriez-vous si je vous proposais monsieur le mal élevé de manger votre steak sur le plancher ? Alors laissez-moi vous dire que :

Si un homme aime se faire servir dignement
qu’il serve les autres avec le même dévouement

- Mais je ne voulais pas vous insulter Walter, lui répondit le professeur en déposant la grande assiette sur la table. Désirez-vous une bavette, un couteau et une fourchette pendant que je suis debout?

- Évidemment professeur. Puis aurais-je droit à ce vin qui voisine votre assiette remplie de succulents petits pois et de champignons?

- Décidément Walter lui signifia Paichel en l’examinant s’asseoir sur sa propre chaise, vous ne manquez sûrement pas de culot alors ! Je vous ferai remarquer que c’est sur ma chaise que vous vous êtes installé!

- Mais je suis un chien professeur! Avez-vous déjà vu un animal s’approcher une chaise pour pouvoir manger à la table voyons?

Le professeur insulté s’empara d’une vieille chaise qui traînait dans un coin de la pièce et s’écria en la glissant jusqu’à la table :

- J’ai la certitude Walter que vous agissez en humain ou en chien selon les avantages et les désavantages de votre situation. Si vous êtes un chien, que voulez-vous faire avec un couteau et une fourchette?

- Mais couper ma viande professeur ! Puisque je ne peux la couper moi-même, vous seriez vraiment “gentleman” si vous acceptiez de le faire pour moi.

- Savez-vous Walter que je vais manger froid avec vos mille et un caprices ?

- Parfait professeur, je n’insiste pas.

Paichel commença à manger mais le chien blanc demeurait immobile. Il fixait son assiette d’un air attristé. Le professeur tenta de porter son morceau de steak à sa bouche mais sa bonne conscience lui dit : “C’est bien toi ça ! Mais regarde donc cette pauvre bête affamée qui désire simplement se faire aider maudit égoïste ! Comment oses-tu laisser cette créature t’examiner d’un air “pitou” pendant que tu as tes deux mains pour l’aider ?”

Sensibilisé par un remord de conscience, le professeur repoussa son assiette et approcha celle de son invité afin de couper le filet mignon en petites portions.

- Vous voulez bien les couper un peu plus gros professeur ? Oui, comme celui qui se trouve dans votre assiette par exemple!

- Sacré-nom-d’un-chien, balbutia le pauvre homme désespéré, vous ne pourriez pas m’indiquer en plus si je dois les couper en cercle, en courbe ou en triangle mon cher Walter ?

- J’aime bien les cercles professeur ! Puis j’apprécie votre façon de dire “mon cher Walter” entre vos dents serrées. Vous me rappelez mon ancien maître lorsqu’il devait me parler sans se faire remarquer par les clients de la pâtisserie. Je suis persuadé qu’il aurait fait un excellent ventriloque s’il l’avait voulu.

- Un jour Walter, je vais sans nul doute chercher un “imbécile” qui voudra bien accepter de vous prendre en pension chez lui. Ce monsieur O’Meara doit se tordre de rire en songeant au professeur qui a été assez naïf pour accepter son marché.

- À vous entendre professeur, je pourrais m’imaginer que j’ai un caractère de “chien” ma parole ? J’avoue que je suis quelque peu accaparant par moments, mais vous allez voir que je suis très petit et discret normalement. Je vais même vous éviter cette tâche de promener votre chien dans le parc.

- Promener Saucisse dans le parc?, s’écria Paichel en s’empressant de mettre une bavette à son invité. Il n’est pas question de laisser mon chien sortir du logis. Je vous ai expliqué qu’il est aveugle et par conséquent, incapable de s’orienter s’il lui arrivait de se perdre en dehors de la maison.

Le chien renifla avant de répondre :

- Mais je serai avec lui professeur! Puis, un chien peut retrouver son chemin en se servant de son nez et de ses oreilles à ce que je sache.

- Je refuse de laisser sortir Saucisse mon Walter. Contentez-vous d’être un chien fidèle et moi je déciderai en maître comme il se doit.

Le professeur retourna s’asseoir et Saucisse s’approcha de lui afin de se faire flatter. Paichel lui caressa les oreilles en disant :

- Et toi Saucisse, tu aimerais te promener dans le parc en compagnie de Walter, n’est-ce pas?

-Oh ! Si mon maître !

-Je veux bien tenter cette expérience, à la condition que tu évites de suivre les gens qui abordent parfois les animaux dans l’unique plaisir de leur faire du mal. Cela existe malheureusement dans les grandes villes où tout le monde se sent plus ou moins étranger du voisin qui habite près de lui. C’est pour cette raison qu’il est si facile de faire du mal aux plus faibles sans attirer l’attention des voisins indifférents. Tu sais, Saucisse, j’ai déjà vécu dans un village où j’y connaissais non seulement tous les villageois, mais également tous les animaux. Un jour que je m’attendais à voir la grosse chatte d’une vieille dame du village venir miauler devant sa porte, j’ai remarqué qu’elle n’était pas sortie de chez elle la nuit précédente. Depuis longtemps, madame Louise laissait sa chatte sortir la nuit et lui ouvrait la porte le matin. Je me suis donc présenté chez cette dame qui vivait seule depuis la mort de son époux. J’ai frappé plusieurs fois à sa porte pendant que sa chatte miaulait sans arrêt. La pauvre bête savait déjà que sa maîtresse était trop malade pour venir lui ouvrir la porte. Avec d’autres voisins, j’ai observé l’étrange comportement de la chatte qui grattait nerveusement le coin d’une fenêtre. Nous sommes ensuite entrés dans la maison car cette bête nous fixait d’un air apeuré. Nous avons alors découvert la dame évanouie sur le plancher. À cette époque mon Saucisse, les gens vivaient dans une grande pauvreté mais cela les rapprochaient les uns des autres. Aujourd’hui, la pauvre dame serait morte dans son logis. Nous avons malheureusement perdu le contact entre les hommes et les animaux et surtout celui entre les hommes et leurs semblables. Tu vois, si tu te perds dans ce parc, il est fort probable que les gens ne songeront même pas aux risques que tu prendras en tentant, par exemple, de traverser la rue. Alors mon Saucisse, je ne veux pas te faire peur, mais simplement te mettre en garde contre l’indifférence des citadins.

- Soyez assuré professeur que je vais le surveiller de si près qu’il y aura une seule ombre derrière nous. Puis, à quoi bon s’en faire pour son chien lorsque Walter Bacon le protège en son sein !

Paichel fixa son woodcocker en répondant :

- Bon, disons que je me devais de mettre Saucisse en garde contre les mauvais esprits qui hantent notre monde en se cachant dans l’inconscience des gens. Puisque ma profession m’amène à “démasquer” ces forces invisibles, il va sans dire Walter, que ces “envahisseurs” jouissent aujourd’hui d’une très grande liberté. Notre société s’est dite au-dessus de toutes ces superstitions qui concernent les forces invisibles mais, est-elle en mesure aujourd’hui de se défendre contre les étranges comportements de ces malades qui tuent, violent et torturent par simple impulsion intérieure ? On peut toujours les considérer comme des fous dangereux puisqu’ils ne sont pas normaux. Mais comme parapsychologue, il m’est arrivé de voir dans certaines folies furieuses, de simples cas de possession. On tue d’abord et on réfléchit ensuite ; c’est là un signe manifeste que “quelque chose” s’amuse à troubler la raison. Il ne faut plus prononcer les noms des bonnes et mauvaises influences de nos jours. Comme nous avons oubliés comment parler avec l’invisible qui se manifeste en nous, celui-ci s’est simplement passé de notre consentement pour se faire un chemin.

- Je vous en prie professeur Paichel, lui dit Walter d’une voix amusée, vous devez sûrement souffrir d’une déformation professionnelle pour voir des esprits partout ! Moi, je vous ai demandé si je pouvais promener votre chien dans le parc n’est-ce pas?

- Oui Walter, répliqua sèchement le professeur, je vous autorise à promener ce brave Saucisse. Toutefois, n’oubliez-pas qu’un chien aveugle est semblable à un pauvre homme perdu au milieu d’une jungle hostile et sauvage.

C’est sur ces mots que se termina cette conversation car, le reste du repas se fit dans le plus grand silence. Walter fit honneur à son hôte en le remerciant pour sa façon de cuire les filets mignons et le félicita pour le choix de son bourgogne rouge. Puis, sortant de table, le chien blanc invita le professeur à faire une “pipée digestive” devant le gros poêle à charbon. Paichel bourra la pipe de son invité en s’exclamant :

- C’est bien la première fois de ma longue vie que je me fais demander de bourrer la pipe d’un chien. Il faut croire que c’était écrit dans ma destinée.

- Et moi professeur, c’est la première fois que je vois un homme bourrer aussi mal une pipe. Vous devriez tasser le tabac un peu moins serré !

- Sacré-nom-d’un-chien, voulez-vous fumer de l’air Walter ?

Le chien se contenta d’agiter ses oreilles nerveusement et le professeur lui plaça la pipe dans la gueule en disant :

- Alors, est-ce que je vous allume ?

- Pas moi professeur, mais la pipe n’est-ce pas ?

Le chien pipait comme un véritable invétéré du tabagisme tout comme son hôte d’ailleurs. Le professeur s’installa sur sa vieille chaise berçante mais Walter préféra simplement s’asseoir devant le poêle. Le cocker vint ensuite s’allonger entre son ami et son maître. Il dit ensuite à Walter :

- Tu veux bien me raconter une autre fable comme celui du dindon ?

- Ah ! Je pourrais te citer cette fable anonyme de : LA CORNEILLE ET LE PIGEON. Elle parle en fait, de ces gens qui se rendent esclaves de leur travail et de ceux qui, comme la corneille, préfèrent vivre d’une autre manière. Mais cette corneille et ce pigeon se plaignent tous les deux de leur sort. Alors :

1
Comme le pigeon et la corneille se posèrent sur la même branche
il a bien fallu faire connaissance
tout en parlant de la pluie et du beau temps
monsieur le pigeon finit par dire en soupirant

2
“Je suis fatigué de la pluie et même du beau temps
voler sous la pluie est déplaisant
et très épuisant sous le soleil ardent
l’idéal serait une fraîche température en tout temps”

3
“Sans contretemps, répondit madame la corneille
ma vie ne serait plus pareille
j’aime à m’imaginer que les difficultés de la veille
s’évanouiront aux premiers rayons du soleil”

4
“Que votre romantisme madame fasse partie de votre nature
ni ne m’impressionne, ni ne m’étonne noire créature
si vous saviez comment mes jours sont courbatures
vous souhaiteriez comme moi de fraîches températures”

5
“Mais monsieur, que faites-vous de vos journées
pour tenir un si triste propos sur notre été ?
N’est-ce pas la plus belle saison de l’année
pour des oiseaux qui craignent l’hiver et ses gelées ?”

6
“Sur ce point madame, votre opinion est bien fondée
mais puisque je suis voyageur de métier
beau temps, mauvais temps je dois livrer
les messages qui me sont confiés”

7
“Pauvre pigeon, vous voyagez parfois sous la pluie
et pour cela votre maître vous nourri
mais que dites-vous d’une corneille qui se bat contre la pluie
à la recherche de graines pour ses petits ?”

8
“J’avoue madame que votre pauvreté m’afflige
cependant, personne ne vous oblige
à sortir la nuit pour livrer une missive
et faire vite pour que le message arrive !”

9
“Triste voyageur, rien ne vous semble plus important
que de livrer des messages... c’est évident
mais est-il impossible pour autant
de vous arrêter un court instant ?”

10
“Hélas madame, avec la longueur de mon itinéraire
je n’oserais m’arrêter pour me distraire
car jamais je ne flâne dans les airs
sauf ce matin où un mal m’oblige à ne rien faire”

11
“Alors monsieur l’entêté, laissez- moi livrer votre message
il est facile de voir par le gris de votre plumage
que vous souffrez d’un mal dû à votre âge !
Allons, reposez-vous à l’ombre de ce feuillage”

12
“Mais ma bonne dame, il n’est point d’usage
de voir une corneille livrer un message
mais je vous remercie et vous rends hommage
pour votre bonne intention due à mon âge”

13
“Qu’allez-vous faire à présent monsieur le pigeon
puisque vous refusez de me confier votre mission ?
Venez au moins vous reposer à la maison
je vous trouverai bien une place entre mes oisillons”

14
“Pardonnez-moi madame de devoir à présent partir
car, quitte à faiblir ou à mourir
j’ai un travail à finir
une mission à accomplir”

15
“Alors adieu monsieur et surtout bon courage
puisque le ciel se couvre déjà de lourds nuages
mais n’oubliez pas que la jeunesse d’un autre âge
ne pourra vous accompagner dans ce voyage”

16
La corneille ne revit jamais le pigeon
car trop pressé pour attendre la fin de l’orage
il serait mort en battant ses ailes de moribond
là où personne n’y prendrait son message

Le professeur souriait et Walter finit par lui en demander la raison.

- Mais c’est que cette fable Walter ne dit pas si ce pigeon accomplissait un travail en tant que simple bourreau ou encore comme missionnaire au service d’une noble cause. Celui qui sert une belle cause Walter va donner toutes ses énergies pour celle-ci. Ce pigeon était peut-être indifférent à son propre sort puisqu’il livrait les messages à titre d’intermédiaire entre son maître et un destinataire. Ce n’est pas la corneille qui pourrait juger la valeur de ce “zèle” du pigeon fidèle à son travail. Elle s’occupe de nourrir ses petits mais le pigeon pourrait lui faire remarquer qu’elle travaille pour elle-même en s’occupant de sa descendance. Je trouve que le pigeon est au contraire un fidèle serviteur qui se dévoue sans jamais connaître le contenu des messages qu’il livre au nom de son maître. Il s’agit là, d’un sentiment qui se perd de nos jours. Un vieux sage chinois disait : “Ce ne sont pas les serviteurs qui manquent de maîtres, mais de bons maîtres qui manquent de bons serviteurs.” Cela signifie Walter que ce n’est pas de devoir servir un maître qui viole notre liberté, mais de suivre l’exemple des mauvais maîtres.

- Peut-être bien professeur, lui répondit le chien en pipant. Mais ce n’est jamais facile d’obéir même à un bon maître. Il y en a parfois de forts grands maîtres qui agissent un peu trop sévèrement envers leurs serviteurs.

- Vous parlez de monsieur O’Meara ?

- Non professeur ; je ne peux comparer cette tarte aux navets à mon maître Roger. Oh! Il était vraiment qualifié pour m’enseigner les grands secrets de la nature vous savez! Malheureusement, j’ai cru que le fait d’être un “Lord fortuné” m’autorisais à entrer dans son laboratoire sans sa permission. Croyez-le ou non professeur, cela m’a valu d’être transformé en CHIEN, en plus d’être chassé de mon propre manoir de Silverstone.

- De Silverstone ? Intéressant, Walter !

- Vous connaissez ?

- Pas du tout, mais je compte sur vous pour m’en parler. Puis, vous pourriez me donner des détails au sujet de ce maître dont il est question ?

- Silverstone, professeur, est mon manoir . Il se trouve non loin du Loch Ness en Écosse. Mais en ce qui concerne “Maître Roger”, je ne peux vous dire grand chose à son sujet, du fait que j’ignore moi-même presque tout de ce savant solitaire. Il était déjà installé au grenier de ce manoir lorsque j’en ai hérité il y a plusieurs années. Ce maître était un “fantôme”, n’est-ce pas ! Toutefois, loin d’être hostile à ma présence, Maître Roger me laissa entrer dans son laboratoire et m’enseigna même des sciences secrètes. Il faut dire professeur que cet esprit habitait dans une pièce remplie de vieux volumes poussiéreux et d’objets recouverts de toiles d’araignées. Je ne devais pas y faire le ménage puisque le maître désirait que son lieu de travail demeure tel qu’il était, il y a de cela des centaines d’années. En réalité, ce fantôme ne voulait pas que je brise les fragiles tubes de verre qui se trouvaient sur la table, taillée dans une immense pierre d’émeraude. Puis, il y avait tous ces livres que le maître appelait “ses clefs du ciel” et que je ne devais pas toucher. Un jour, je suis monté au grenier en compagnie de mes amis. Nous étions tous ivres n’est-ce pas ! Je désirais montrer mes talents de sorcier en m’amusant justement avec les potions préparées par Maître Roger. Mes hôtes étaient fascinés par les instruments de laboratoire qui allaient devoir servir dans une expérience de transmutation de vulgaires métaux en or véritable. J’ai mélangé toutes les potions soigneusement, mais l’un de mes amis m’a demandé si nous n’étions pas en train de violer l’intimité du savant que j’hébergeais. J’ai répondu sur un ton ironique que j’étais le propriétaire de Silverstone. Je croyais posséder des droits légaux sur tout ce qui se trouvait au grenier et par conséquent, sur les potions qui étaient rangées sur des étagères. C’est alors que j’ai tenté de changer un morceau de plomb dans la solution qui mijotait dans la marmite. Il n’y manquait plus que la poudre de projection pour aboutir à une transmutation. Cette poudre est appelée ainsi professeur à cause de sa volatilité. Pour ne pas la perdre en la jetant sur un potage secret, le Maître Roger prenait toujours soin de l’introduire dans de la cire. Puis avec précaution, il déposait la boule de cire sur l’épaisse texture en train de mijoter. La poudre se mélangeait ainsi aux autres potions secrètes dès que la cire fondait dans le creuset. Mais voyez-vous, j’étais trop ivre pour me souvenir de cette précaution. J’ai jeté la poudre dans le chaudron et une épaisse fumée noire en sortit aussitôt. Mes amis tombèrent à la renverse tandis que la poudre magique explosa sur moi. Mes vêtements demeurèrent sur le plancher tandis que je “jappais” en courant autour de la table. J’étais devenu le plus malheureux des chiens de ce monde professeur. Mes hôtes me cherchèrent et tous mes aboiements désespérés pour me faire comprendre, n’eurent aucun effet sur eux. Ils me jetèrent dehors comme un vulgaire chien errant. Ils ne pouvaient se douter que c’était moi qu’ils maltraitaient afin de me forcer à quitter le manoir. Oh ! Comment vous dire professeur ce qu’un riche Lord anglais peut éprouver lorsqu’il voit tous ses biens se faire offrir à des héritiers indifférents au triste sort de leur oncle, c’est terrible vous savez ! Mes amis me crurent vraiment consumé dans mes cendres puisque mes vêtements brûlés, fumaient sur une mince forme noire qui avait, d’ailleurs, ce triste aspect de mon corps décomposé.

Le professeur fit un long signe de tête avant de répondre :

- C’est fantastique ; vraiment Walter, je me suis souvent retrouvé dans des situations assez inusitées au cours de ma longue vie, mais j’avoue humblement que vous m’avez royalement détrôné par votre mésaventure !

- Ah bon ! S’écria le chien indigné, c’est tout ce que vous avez à me répondre professeur? Le fait qu’un homme soit transformé en chien ne vous dérange pas du tout alors ? Vous trouvez cela tout à fait “normal” n’est-ce pas ? On voit bien que vous n’êtes pas dans ma peau!

- Mais Walter, lui répondit l’homme en riant, je connais des milliers d’individus qui sont des golems, des zombies et des êtres sans conscience. Cela ne les empêche pas de fonctionner dans le monde voyons ! Ils ne savent même pas, les pauvres, qu’ils sont des corps sans vie. Personnellement, je connais un véritable “loup-garou à poils court” qui travaille le jour comme serveur d’un petit restaurant et qui se transforme la nuit en véritable bête affreuse. Il courait l’autre soir dans les sombres ruelles de Londres. Je pense qu’il recherchait des chattes ou encore des gazelles.

- Il y a des gazelles dans les ruelles de Londres ? S’empressa de lui demander Saucisse étonné.

- Oh ! Si mon brave Saucisse, lui signifia le professeur en riant de bon coeur. On y voit parfois des cochons roses et des éléphants blancs... aussi !

Walter Bacon ne pouvait s’empêcher de rire à son tour, car ce professeur l’amusait avec ses comparaisons entre les humains et les animaux.

C’était la nuit mais Walter Bacon ne pouvait parvenir à s’endormir. Son ami Saucisse dormait paisiblement près du poêle à bois, tandis que le professeur ronflait rondement sur un lit acheté, sans doute, chez un marchand de ferraille. On aurait dit que cette vieille couchette de style “indéfinissable” provenait d’une époque où les têtes de lits et les barreaux de donjons provenaient des mêmes artisans. Puis, que dire du sommier en gros métal rouillé qui se terminait par un pied de lit encore plus perforé par l’usure du temps ! Vraiment, il fallait posséder des dons de fakir pour réussir à dormir sur le gros matelas à ressorts. La plupart d’entre eux d’ailleurs cherchaient à transpercer la mince couverture qui servait de drap. Décidément, il n’était pas difficile dans ces conditions d’accepter de coucher sur le plancher comme un brave chien. Toutefois le sommeil tardait à venir car, il faut le dire, ce Lord Walter Bacon n’avait pu oublier tout à fait son ancienne condition de “bourgeois”.

Tout à coup, un léger froissement de tissu effleura le nez du chien éveillé. Il ne vit personne mais ses oreilles demeurèrent dressées jusqu’au moment où un petit bruit suspect l’obligea à se redresser sur ses quatre pattes. Quelqu’un se promenait dans la pièce mais Walter ne pouvait parvenir à l’identifier distinctement. Ce n’est qu’après avoir observé le personnage immobile devant une armoire ancienne et délabrée que le chien distingua finalement les traits de l’étranger.

- Maître Roger ! Est-ce vous que j’aperçois au fond de cette pièce ? Demanda alors le chien à faible voix.

- C’est moi Walter, approchez-vous mon ami que je vous examine de plus près.

Walter s’approcha timidement du Maître au regard bienveillant. Le fantôme l’examina un long moment avant de lui dire en opinant de la tête :

- Alors Walter, êtes-vous assez puni pour votre manque de sagesse ? Je ne devrais pas employer ce mot qui ne veut plus dire de nos jours ! Saviez-vous mon cher hôte que vous n’aviez aucun droit sur mon laboratoire ?

- Maître Roger, gémit alors le chien blanc, pourquoi retournez-vous ce fer dans ma plaie! Je regrette tant d’avoir gaspillé vos potions et surtout, profité de votre bonté pour oser pénétrer dans votre laboratoire sans votre permission que j’ai accepté ma punition sans me plaindre.

- Hum ! J’avoue que je vous trouve beaucoup plus humble en chien que vous l’étiez lorsque vous aviez : Fortune, prestige, amis et tout ce que les hommes sont si pressés d’obtenir dans leur courte existence.

- Maître Roger, me pardonnez-vous d’avoir été un mauvais élève ?

- Vous pardonner ? Mais c’est contre vous Walter que vous avez retourné cette belle science et non contre moi. Je veux bien vous pardonner si cela peut vous aider à comprendre que je n’avais nul besoin de ce laboratoire pour moi-même mais pour vous et ceux qui désirent servir la nature universelle.

- Mais toutes ces potions que vous conserviez si précieusement Maître Roger ! Elles vous étaient indifférentes en réalité pour réaliser vos prodiges ?

- Indifférentes ? Non Walter. Mais indispensables je ne pense pas.

- J’aurais dû savoir que les Grands Maîtres n’ont nul besoin de “gadgets” pour réaliser des prodiges! J’ignore comment l’on devient “Maître” mais je vous promets de ne jamais plus vous désobéir.

- Alors Walter, commence par le début et demandes-toi ce que signifie être un maître. Le problème des hommes c’est qu’ils veulent tous se “grandir” tandis que le véritable maître sait qu’il ne mesure que TROIS PIEDS ET TROIS POUCES. C’est cela un “GRAND MÈTRE” ( jeu de mots du Maître Roger ). Tu comprends, avec trois pieds, un maître perd l’envie de “courir” dans le monde des illusions et avec trois POUCES, il se sait vraiment peu habile à entreprendre la construction de sa propre demeure. Tu peux t’imaginer cet ouvrier avec ses mains à trois pouces ? Non, c’est pour cette raison qu’il laisse la SUPER-NATURE bâtir elle-même ce temple sculpté dans la pierre. L’ouvrier n’est pas utile à la construction de cette bâtisse aussi belle qu’une cathédrale, mais il doit être là pour admirer les plans de construction de l’oeuvre magnifique. Le véritable maître, Walter, est semblable à cette petite règle de bois que la Super-Nature destine à mesurer la longueur et la largeur d’une pierre rejetée par les hommes. Elle est si difficile à lire lorsqu’on l’utilise la première fois, qu’il faut soi-même en arriver à diminuer de volume pour réussir à la voir. Ainsi, le maître est ce tout petit homme qui sera, tout comme cette pierre qu’il mesure, un instrument rejeté par les orgueilleux.

- Oh ! Je comprends Maître Roger mais si je dois devenir encore plus petit à présent que cette peau m’oblige à marcher à quatre pattes, ce n’est plus un “MÈTRE” de haut qui me semblera la taille normale d’un “MAÎTRE”, mais plutôt, celle d’un PUCERON alors ! ! !

- Mais c’est bien ça Walter, lui répondit le fantôme en riant. Si tu parviens à te faire aussi petit, tu n’auras aucune difficulté à entrer par le trou de l’aiguille du ciel. Tu connais bien cette parabole du riche qui est semblable au chameau qui tente d’entrer au ciel en passant par le chas d’une aiguille?

- Oui Maître, mais vous connaissez sans doute ce dicton qui dit :

“Si un chameau ne peut passer par un petit trou d’aiguille
Ne le forcez point à entrer avant d’agrandir ce trou difficile”

Le fantôme lui fit un large sourire avant de répondre :

- Sauf que ce ne sont pas les hommes qui pourront l’agrandir Walter, à moins d’aller contre la Super-Nature qui a voulu le faire aussi petit. Les hommes ont cette tendance à se croire en mesure de défier les lois de la Mère Nature en la confinant dans leur petite science des calculs théoriques. Mais un jour, les hommes réaliseront qu’ils se trompent en imaginant pouvoir calculer le poids d’une fourmi sans tenir compte du mouvement universel qui “lie” toute la création dans une seule matière. Celle-ci porte le nom de “Matrice Universelle”. Je te dis cela Walter pour t’inciter à réfléchir sur le travail que peut faire un maître au cours de ses prières. Lorsqu’il sert humblement la Super-Nature, des effets bénéfiques s’ensuivent sur tout l’univers. Des choses changent sans que personne ne puisse en expliquer les causes. Dans certains cas, des miracles s’accomplissent sans que le “prieur” en soit conscient. Tu vois, c’est la NATURE qui accomplit ces prodiges chaque fois que les hommes servent par des rituels cette Matrice Universelle. Certains le font pour obtenir la continuité d’un monde gouverné par l’orgueil, l’argent et le pouvoir et d’autres travaillent en silence pour que se termine cette domination du “mal”.

- Mais pourquoi me dites-vous toutes ces choses à moi qui ne suis qu’un pauvre chien?

- Je suis venu t’apporter la solution à ton problème Walter, lui répondit le fantôme en lui montrant la porte d’armoire. C’est ici que ton hôte cache les potions de ta guérison. Avec l’aide du professeur, tu pourras sans doute reprendre ton ancien corps humain. Il suffit de suivre la recette qui se trouve dans le grimoire. Le professeur a découvert un gros coffre en or dans lequel se trouve tout ce qu’il faut pour réaliser ta transmutation.

- Oh malheur, répondit le chien, dois-je compter sur le professeur pour me seconder dans ce travail Maître Roger ? Est-ce vraiment nécessaire ?

- Qui va ouvrir les flacons et mesurer les quantités de potions à utiliser Walter ? Si tu penses que tu pourras te servir habilement de tes pattes, rien ne t’empêche de travailler seul... après tout !

- Vous avez raison Maître Roger, lui fit savoir le chien en reniflant. Mais entre nous, ce farfelu professeur risque de me faire rater cette transmutation. Vous ignorez sans doute qu’il est quelque peu “bizarre” cet homme !

- Oh, mais je connais très bien cet homme si c’est cela que tu veux savoir Walter. Sais-tu au moins quel âge peut avoir celui que tu qualifies de bizarre?

- Son âge n’a rien à voir avec son côté “fou-fou” je présume ! Mais il doit bien être dans la cinquantaine n’est-ce pas Maître Roger ?

Le chien vit alors le fantôme lui sourire avant de disparaître en traversant la porte d’armoire. Walter fixa un long moment ce meuble mais le personnage vêtu comme un moine du moyen âge s’était volatilisé. Le chien blanc retourna se coucher et finit même par s’endormir.

Au petit jour, Saucisse vint tourner autour de son ami Walter en jappant joyeusement:

- Walter, c’est ce matin que tu vas me “promener” dans le parc? On pourrait s’y rendre maintenant?

- Il n’est que cinq heures trente du matin, lui répondit le chien blanc en ouvrant un oeil encore alourdi par le sommeil. Tu ne “vois” pas Saucisse qu’il est un peu tôt pour faire une promenade ?

- Mais je suis aveugle Walter, lui signifia son ami en retournant se coucher près du poêle. Il faudrait “voir” l’heure qu’il est, “regarder” où je mets les pieds ou encore “examiner” la situation. C’est quoi l’affaire ! Dois-je me promener avec un écriteau sur le nez pour qu’on cesse de me demander de VOIR ce que je ne vois pas?

Walter écoutait son ami se plaindre et cela lui donnait des remords de conscience. Il était trop tôt pour se rendre au parc mais ce brave Lord croyait à propos de changer les idées de son pauvre ami impatient. En effet, Saucisse se comportait comme ce jeune enfant excité par la visite du Père Noël. Alors, Walter se leva et vint s’asseoir près de lui. Saucisse releva la tête aussitôt en disant d’une voix haletante :

- C’est le moment Walter, c’est vraiment l’heure d’aller au parc?

- Non Saucisse, il n’est que cinq heures trente-deux. Mais nous pourrions toujours jouer en attendant que le professeur se lève. De toute manière, il va nous falloir son autorisation pour sortir d’ici. Que dirais-tu alors d’une PARTIE DE CHASSE?

- Allez à la chasse Walter ?

- Pourquoi pas! On pourrait ouvrir la cage et laisser sortir les lapins du professeur ! Puis comme nous sommes des chiens de chasse :

Mieux vaut se contenter d’une chasse aux lapins
Qui ne rapporte aux chiens aucune gloire
Que de traquer les gros requins
Et de mourir entre leurs mâchoires

- Je ne sais pas si le professeur aimerait ton idée Walter !

- C’est parfait, si tu préfères demeurer dans ton coin !

- Mais pourquoi veux-tu chasser les lapins?

- Mais d’abord pour t’occuper mon ami et pour le plaisir d’aller à la chasse. Lorsque je possédais mon manoir de Silverstone, la chasse était mon sport favori. La chasse aux lapins n’est pas aussi palpitante que celle aux sangliers mais c’est mieux que rien.

En réalité, Lord Walter Bacon cherchait un moyen efficace pour forcer le professeur Paichel à souhaiter se débarrasser au plus vite de son hôte en l’aidant à reprendre son corps humain. Il n’était pas évident que le parapsychologue accepte d’utiliser les potions qui se trouvaient dans l’armoire. Malgré ses allures de clochard et d’ignorant, le professeur Paichel connaissait parfaitement la valeur marchande de ces flacons anciens et surtout du grimoire qui devait dater du moyen âge. Il est vrai qu’il préférait la valeur du gros coffre en or qui disparut à son grand désespoir. Mais le pauvre homme n’attendait qu’une bonne circonstance pour vendre le contenu à un antiquaire. Il espérait même obtenir assez d’argent pour faire réparer sa Bentley. Puis, de toute manière, pourquoi s’était-il abstenu de tout commentaire au sujet de ces potions mystérieuses alors que son hôte semblait bien connaître les formules chimiques? Walter préférait agir autrement pour obtenir la collaboration du parapsychologue.

Walter et Saucisse utilisèrent leurs pattes et leurs museaux pour ouvrir la cage. Pas moins de sept gros lapins apeurés se mirent à sauter un peu partout dans la pièce, dès que les chiens secouèrent la cage pour les forcer à se sauver. Les lapins n’étaient pas vraiment en danger malgré les terribles aboiements des chiens alors lancés à leur poursuite. En effet, Walter et Saucisse voulaient simplement s’amuser à les attraper entre leurs dents afin de les ramener un à un dans leur cage. Celui qui en ramènerait le plus serait le vainqueur. Mais les pauvres bêtes blanches ignoraient tout des règlements de ce concours de chasse et fuyaient partout sous les meubles, sautaient sur le lit du professeur ou encore, allaient se cacher sous la voiture stationnée devant la porte du garage. L’un des lapins sauta non seulement sur le lit mais se faufila rapidement sous les couvertures alors que Saucisse le pourchassait en se fiant uniquement à son odorat. Le professeur se tortilla en riant dès que la petite bête lui marcha sur le ventre. L’homme s’éveilla en sursaut ensuite dans son lit mais Saucisse lui arracha sa couverture afin de poursuivre sa chasse. Paichel n’y comprenait rien mais un autre lapin lui sauta sur la tête, aussitôt suivi par le chien blanc. Le pauvre homme se retrouva brusquement en dehors de son lit. Il s’écria :

- Bacon et Saucisse ! Mais que faites-vous là, sacré nom d’un chien?

La voix du pauvre homme se perdait véritablement dans le désert, mais les deux chasseurs poursuivirent la chasse des deux lapins sans tenir compte du professeur indigné. L’homme vit alors Saucisse sauter sur une petite bête dans le but de l’immobiliser mais l’autre lui mordit le nez. Walter attrapa sa proie entre les dents mais reçut aussitôt un coup de balai dans les flancs par son maître en colère.

- Mais vas-tu la lâcher cette petite bête !

- D’accord professeur, lui répondit Walter après avoir abandonné sa proie. On jouait simplement à la chasse vous savez ! Ce n’est pas une raison pour me donner des coups de balai n’est-ce pas ?

- Si vous trouvez que c’est un jeu de vous attaquer à de pauvres lapins sans défense Walter, vous venez grandement de descendre dans mon estime. Et toi Saucisse, cesse de tourner autour de moi pour que je te plaigne. Un lapin t’a mordu le nez et c’est tant pis pour toi !

- Voyons professeur, s’empressa de lui dire Walter d’un air “piteux”, ayez au moins la prudence de lui nettoyer le museau avant que ça s’infecte. Puis si vous prenez la peine de m’écouter, vous comprendrez assez vite que nous ne voulions faire aucun mal à ces lapins.

- Alors je vous écoute Walter puisque je n’ai pas l’habitude de voir mon chien Saucisse s’adonner normalement à ce genre de chasse qui est peut-être amusante pour le chasseur mais beaucoup moins drôle pour le pourchassé.

Paichel attira son chien vers une cuve remplie d’eau et y trempa une serviette en lui disant :

- Si ça te brûle le nez mon Saucisse, ne jappe pas contre moi mais contre ton ami Walter.

Le chien blanc en profita pour expliquer au professeur la raison de cette chasse aux lapins.

- Tout de même Walter, avez-vous songé à ces faibles créatures qui n’ont pas demandé, que je sache, à être les victimes de vos jeux stupides ? Je me demande, par ailleurs, “qui aurait chassé qui” si vos proies s’étaient armées de fusils au lieu de fuir dans la pièce? Puisque vous aimez les petits proverbes mon cher, que dites-vous de celui-ci ?

Si les ours pouvaient se défendre avec des fusils Plusieurs chasseurs finiraient en descentes de lits

Le chien blanc se contenta d’agiter les oreilles mais l’homme était persuadé que son invité avait parfaitement compris son “message”. Paichel dit ensuite à son chien fidèle :

- Est-ce que tu es prêt pour ta promenade mon Saucisse ?

- Oh oui mon maître!, lui répondit le cocker en jappant joyeusement.

- Parfait, il faut que je te trouve à présent une laisse puisqu’il est interdit de circuler dans un parc sans être attaché mon Saucisse.

- Tous ceux qui se promènent dans le parc doivent se laisser mettre un truc dans le cou mon maître?, s’exclama l’animal lorsque l’homme lui passa une corde autour du cou.

- Pas les humains mon brave Saucisse mais leurs chiens voyons !

- Mais alors, pourquoi Walter doit-il me promener en laisse s’il n’est pas un humain?

- Mais je suis un “humain” lui répondit le chien blanc. Mais quand va-t-on enfin me redonner ma peau d’homme professeur ? Vous n’êtes pas curieux de savoir si cela est réalisable monsieur ?

- Tout est réalisable Walter mais encore faut-il savoir s’y prendre pour justement le “réaliser”.

- Et si je vous disais professeur que vous pouvez m’aider à redevenir un homme, vous accepteriez sans doute de m’assister dans cette tâche n’est-ce pas ?

- Peut-être bien Walter, lui répondit l’homme en riant.

- Comment “peut-être ?” Vous ne pourriez pas me dire “sûrement ?”

- Sûrement alors mon cher Walter. Mais il est temps d’aller promener votre ami Saucisse. Il ne tient plus en place et s’il continue à tirer sur sa laisse, la corde va l’étouffer. Alors la voici :

Le professeur plaça la corde dans la gueule de Walter, tandis que son cocker tira rapidement son promeneur vers la porte de sortie. Le pauvre Walter finit par s’asseoir afin d’obliger son chien à se calmer. Mais Saucisse poursuivit sa course dans la ruelle en traînant son maître toujours assis.

- Arrête Saucisse, cria le chien blanc entre ses dents serrées sur le câble.

- Oh que je suis heureux Walter ! Enfin je vais pouvoir marcher sur de l’herbe. C’est encore loin d’ici le joli parc ?

Au même instant, le chien blanc perdit le bout de la laisse et Saucisse en profita pour courir droit devant lui. Il fonça directement dans les grosses poubelles qui se trouvaient au bout de la ruelle. Walter entendit alors un léger gémissement. Saucisse pleurait en disant : “Je ne peux rien voir,Walter; je t’en prie, où es-tu ?”

Son ami qui croyait l’avoir perdu de vue le retrouva entre trois poubelles renversées par le pauvre aveugle. Il se sentit terriblement triste en voyant Saucisse pleurer et buter contre celles-ci.

- Walter, je suis perdu... Où es-tu Walter ?

- Mais ici voyons mon bon ami ! Il ne faut pas pleurer ainsi.

- Je veux mourir Walter ; je ne veux plus dépendre des autres pour me guider.

- Voyons Saucisse, lui répondit son ami en posant une patte blanche sur sa tête. Il ne faut pas parler ainsi. Je sais que tu étais trop excité pour me laisser te promener et je pense que j’en aurais fait autant si j’avais été à ta place.

- C’est vrai Walter ? Tu crois que le professeur m’a vu courir dans la ruelle ? Il pourrait m’interdire de sortir de nouveau de la maison s’il apprend que je me suis échappé lorsque j’ai compris que tu ne tenais plus ma laisse !

- Ne t’inquiète pas, le professeur ne sait pas que j’ai perdu le contrôle de son chien. Tu sais, ton maître semble très sévère mais je pense qu’il ira lui-même te promener si tu lui prouves que cela ne représente aucun risque. Au fond, c’est en croyant t’éviter des ennuis comme celui-ci que le professeur n’a jamais voulu te promener à l’extérieur n’est-ce pas ?

- Oui, je pense que le professeur savait que je pouvais sans doute briser ma corde et lui échapper. Il doit m’aimer beaucoup pour me protéger à ce point, Walter !

- Sans aucun doute. Mais à présent, il faut me jurer que tu vas marcher lentement à mes côtés et surtout tourner ou t’arrêter lorsque je te le demande.

- C’est promis Walter !

Nos deux amis franchirent sans encombre les grandes rues du quartier pour finalement se retrouver dans le “GREEN PARK”. C’était le second plus important espace vert de Londres. Des gens y marchaient lentement en tentant de respirer le maximum d’air de cette fausse campagne et pour y écouter le gazouillement des oiseaux. La présence de Walter et Saucisse vint donc mettre un terme à la quiétude des promeneurs amoureux ou solitaires. On était évidemment étonné de voir un chien y promener son chien! Mais deux animaux sans médaille et surtout sans être accompagnés par un humain attira bientôt l’attention du gardien du parc.

- J’aime beaucoup cet endroit Walter ; ça sent si bon et l’herbe me chatouille les pattes!

- Oui Saucisse, lui répondit le chien blanc qui fixait d’un air inquiet deux hommes s’approcher en tenant des perches terminées en forme de collet.

Le gardien du parc s’était empressé d’avertir deux confrères, spécialisés dans le “ramassage des chiens errants” et ceux-ci étaient déjà sur le point de réussir à passer un collet autour de Saucisse lorsque Walter lui cria nerveusement : “Sauve-toi Saucisse ; cours voyons...”

Saucisse échappa ainsi de justesse au piège dès qu’il fuit à la demande de son ami. Mais les hommes prirent toutefois Walter au collet sans qu’il cherche à s’enfuir. Il savait parfaitement que son ami pourrait échapper à ces bourreaux pendant qu’ils s’occuperaient de le saisir. Mais Saucisse buta bientôt dans des gens qui devaient se pousser pour éviter d’être renversés par ce chien aveugle. Celui-ci gémissait en jappant : “À l’aide, quelqu’un fait du mal à mon ami.” La pauvre bête ne pouvait rien voir mais la voix de son ami lui criait de loin: “Trouves de l’aide Saucisse ; on veut m’envoyer à la fourrière pour m’y assassiner ! ! ! ”

Mais que pouvait donc faire un chien aveugle, perdu dans un parc rempli de gens qui ne voyaient même pas le drame qui se déroulait si près d’eux ? Walter résistait à ses gardiens mais ceux-ci le traînèrent malgré lui vers un vieux camion qui avait toutes les apparences d’une prison sur roues. Des chiens errants criaient dans leur langue animale : “C’est ça mon vieux; défends-toi.” Mais tout comme ces pauvres bêtes déjà enfermés dans la boîte, Walter s’y retrouva à son grand désespoir. Puis, le camion poursuivit sa route à travers les rues de Londres.

Il est déjà midi. Les deux chiens n’étaient pas encore revenus de leur ballade. Le professeur comprit qu’il serait préférable de se mettre à leur recherche. Le parapsychologue sortit de chez lui en se disant d’une voix amère : “Je savais bien que ce Walter n’était pas assez sérieux pour voir à la sécurité de mon pauvre Saucisse ! J’aurais dû me fier à mon bon sens et promener moi-même mon chien. C’est moi qui ai été trop stupide pour comprendre que Saucisse avait besoin de sortir de la maison de temps en temps, sacré nom d’un chien !” Alors sa bonne conscience lui dit ainsi:

- Il est un peu tard pour le réaliser mon pauvre vieux. Mais ton sentiment de culpabilité ne sert à rien dans les circonstances. Le mieux est de faire vite pour éviter le pire. Les chiens doivent encore se trouver dans ce parc et cesse de t’énerver inutilement Paichel. Tu as cru bien faire en laissant Walter et Saucisse quitter la maison, mais c’est à toi qu’il incombe à présent de les retrouver.

Le professeur était enfin dans le parc et sans attendre, s’adressa à la première personne qu’il rencontra afin de savoir si elle n’avait pas vu deux chiens se promener dans le parc. Mais l’autre lui répondit en riant : “Se tenaient-ils par les pattes monsieur? » Paichel lui fit une grimace avant de s’éloigner rapidement.

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